Elle fait parler les corps

Alexia Delbreil. 38 ans. Médecin légiste et psychiatre au CHU de Poitiers. Depuis 2011 et une thèse remarquée sur le sujet, elle explore les facteurs prédictifs des homicides conjugaux et le profil de leurs auteurs. Pour comprendre les rouages du crime et, aussi, de notre société.

Steve Henot

Le7.info

Le lundi 25 novembre. Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. En début de semaine, Alexia Delbreil est intervenue à Aurillac, dans le Cantal, à la demande du Centre d’information sur les droits des femmes (CIDFF). Quelques jours plus tôt, c’était à l’invitation de la sénatrice du Val-de-Marne Laurence Cohen, dans l’Hémicycle, pour le colloque « Du sexisme ordinaire aux féminicides ». La praticienne poitevine est très sollicitée. « Comme toujours aux alentours du 25 novembre, souffle-t-elle. C’est une reconnaissance, même si je n’ai pas l’impression d’en avoir fait plus que d’autres. »

A 38 ans, elle est une voix qui porte dans le débat public, une référence dans le domaine des violences conjugales. Parce que la médecin légiste et psychiatre au CHU de Poitiers a notamment signé, en 2011, une thèse intitulée « Homicide conjugal : profil de l’auteur et facteurs prédictifs de passage à l’acte. » Grâce à cette étude de compréhension du crime, elle souhaite « pouvoir sensibiliser, faire en sorte que l’on soit plus attentif aux signes avant-coureurs d’un homicide conjugal. Pour savoir à quel moment proposer des mesures de prévention adaptées ».

Dans l'élan de #MeToo

Le coup de projecteur a lieu sur le tard, fin 2017, au détour d'un portrait qui est consacré à Alexia Delbreil dans les colonnes du Monde. « Cet article a été assez déterminant dans l’impact qu’ont pu avoir mes travaux auprès des médias et des professionnels. » En pleine affaire Harvey Weinstein(*), une prise de conscience semble alors s’opérer autour des violences faites aux femmes, pas seulement conjugales. Un moment où « la société avait plus envie d’en apprendre sur ce sujet », analyse l’Agenaise d’origine. Sur les réseaux sociaux, dans l’élan du mouvement #MeToo, la parole des femmes se libère, virale. Du sexisme au quotidien aux 138 « féminicides » recensés par le collectif « Féminicides par (ex)-compagnons » depuis le début de l’année (121 en 2018, ndlr) en passant par le nouveau scandale Polanski ou les révélations de la comédienne Adèle Haenel… Les violences subies par les femmes nourrissent l'actualité. Et sont aujourd’hui un fort enjeu de société. « Quelque chose est en train de changer, observe Alexia Delbreil. Tout cela attire un peu plus le regard vers une égalité hommes-femmes. »

Cette égalité semble encore lointaine. « Dans nos parcours professionnels, nous sommes toujours obligées de nous battre un peu plus pour être entendues, assène Alexia Delbreil. On nous pardonne moins de choses, nous sommes obligées de prouver plus, pour nous faire une place. » Elle vise là un fonctionnement patriarcal, bien ancré dans les consciences.

« Faire changer les choses, c'est en parler »

« Certaines victimes et des enquêteurs sont parfois surpris de voir une femme en médecine légale. Ils s’imaginent un homme, plus vieux. » Certains préjugés ont la dent dure. « Pas féministe », Alexia Delbreil se dit très attachée à son « regard neutre » de scientifique. « Cela oblige à partir d’un constat, plutôt que d'un a priori. » C'est son métier. Ses journées au service de médecine légale se partagent entre consultations avec victimes et auteurs, autopsies et expertises. « Il y a aussi un gros travail d’écriture, où nous devons arriver à vulgariser nos constats médicaux pour nous faire comprendre, car ce sont des pièces de la procédure. »

Elle est souvent confrontée à l’horreur, à l’indicible. « Cela marque, mais ça ne me hante pas », assure-t-elle, avec pudeur. Alexia Delbreil n'ignore pas que son activité, souvent dépeinte dans des séries télévisées, suscite bon nombre de fantasmes. « En soirée, il arrive que l’on se sente un peu comme une bête de foire », sourit-elle. Fille d'un père fonctionnaire et d'une mère auxiliaire de vie, elle a esquissé le projet de devenir psychiatre dès le collège. Avant de s’intéresser au droit, quelques années plus tard. « Je lisais beaucoup de polars, de psycho. J’ai toujours cherché à intégrer mes centres d’intérêt à mon parcours professionnel. Cela s’est fait de manière assez naturelle, grâce à des rencontres. »

L'affaire de tous

Il y a d'abord eu celle avec le Pr Jean-Louis Senon, avec qui elle a réalisé son internat en psychiatrie. « Il m'a soutenu tout au long de mon parcours. » Puis toutes les autres, d'un tribunal à l'autre, de conférences en colloques... « Faire changer les choses, c’est en parler. Pour la prévention, il faut travailler avec tous les partenaires du judiciaire, du médico-social, de l’éducatif et ainsi avoir à notre disposition tous les moyens existants. » Des initiatives se créent ces dernières années comme l'accueil de jour pour victimes de violences conjugales, à Douai (Nord). Encore insuffisant. « En France, on a pas mal de retard. Au Canada, ils travaillent sur le sujet depuis trente ans déjà. » Les échanges sont heureusement autant de pistes de travail, afin de prévenir et d’éviter les crimes potentiels. Impossible à envisager sans un effort collectif. « Dans les sciences humaines, nous avons tous un regard à apporter. Il est important de travailler de manière pluridisciplinaire, c'est très enrichissant. Notamment avec le milieu artistique. Je pense à l’exposition photographique « Preuves d’amour » de Camille Gharbi, sur les objets des violences conjugales. Chacun peut avoir un impact. » C’est dit.


(*) En octobre 2017, le New Yorker rapporte qu’une douzaine de femmes accusent le producteur de cinéma de harcèlement et d’agression sexuelles ou de viols.

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