Du 12 au 23 mars, les Editeuriales de Poitiers donnent carte blanche aux Editions Grasset. Entretien avec leur Pdg Olivier Nora, qui porte un regard lucide et pragmatique sur le marché du livre en France.
Comment se porte actuellement le monde de l’édition ?
« Le marché est plus imprévisible que jamais mais nous ne sommes plus dans les problématiques catastrophistes des prophètes de la décadence du papier. L’édition de la littérature générale souffre aujourd’hui, pas directement de la concurrence du livre numérique mais plutôt des écrans en général, qui sont la cause d’une raréfaction de la lecture. On observe une baisse de 17% de la littérature générale grand format depuis trois ans. Parallèlement, le livre de poche résiste mieux, ce qui veut dire que ce n’est pas simplement une concurrence écran/écrit. C’est aussi une question d’arbitrage des dépenses des ménages. On a également une grande difficulté à renouveler le lectorat, entre des personnes qui ont du temps pour lire mais pas les moyens, et des personnes qui ont les moyens mais pas le temps. A l’intersection, il y a les retraités qui, de surcroît, ont une tradition de lecture alors que la génération 2.0 est en général peu familière du livre. »
Quel est le poids du livre numérique ?
« Le fichier numérique pèse de 8 à 10% du marché du livre en volume et de 6 à 8% en valeur. En France, il est en croissance lente. Aux Etats-Unis, où il semble avoir atteint sa maturité, il représente 25% des ventes de livres, 50% pour les best-sellers. Je pense qu’il faut être fétichiste du contenu, pas du contenant. Il ne faut pas s’arc-bouter sur l’objet livre mais décliner dans tous les contenants possibles des contenus de qualité. Chez Grasset, chaque livre est publié en double format, papier et numérique. »
Quelle incidence cela a-t-il sur l’édition ?
« Le développement du livre numérique, moins lucratif, nous contraint à réfléchir à d’autres moyens de rémunérer nos auteurs, par des cessions étrangères, des droits d’adaptation audiovisuelle, en nous faisant tourneurs pour leur permettre d’animer des conférences rémunérées, en faisant en sorte qu’ils soient sollicités pour l’écriture de scénarii de séries... L’éditeur est amené à devenir le producteur et l’agent de l’auteur. »
Les métiers de l’édition évoluent, qu’en est-il de la production littéraire ?
« On sent une soif de renouvellement et un grand dégagisme. Il devient parfois difficile d’imposer des auteurs qui ont pourtant une œuvre derrière eux. A contrario, on a de très bonnes surprises avec des premiers romans, comme en 2016 Petit Pays, de Gaël Faye, en 2017 La Tressede Laëtitia Colombani et, en 2018, Les Rêveurs d’Isabelle Carré. Pour les deux premiers, le levier de promotion pour le marché français a été un plébiscite étranger, ce qui est nouveau. Petit Pays est paru dans six ou sept langues avant même sa sortie en France, La Tresse dans trois ou quatre. Et ce notamment grâce au professionnalisme des « scouts » américains, très réactifs, qui sont les orpailleurs des maisons d’édition. »
« Les best-sellers sont le baobab qui cache la déforestation. »
Comment choisit-on d’éditer un livre plutôt qu’un autre ?
« Ma boussole, c’est de savoir si un texte a une chance de durer ou de nous apporter de l’oxygène. Dans l’édition, cela correspond à une conception du temps long. Quand on me dit en comité de lecture qu’un livre est « publiable », il ne l’est pas chez nous. Je ne veux pas de non-livres vendus à des non-lecteurs par des non-libraires, même si cela peut paraître brutal. Aujourd’hui l’« authenticité », la « sincérité » et la « légitimité » ont pris le pas sur l’imagination, la création et le talent. Je revendique le droit de publier des gens qui écrivent à la première personne des histoires qui ne sont pas les leurs. »
Que vous inspire le phénomène des best-sellers ?
« On observe une concentration du marché autour des best-sellers, qui ne sont pas toujours conçus comme tels. De moins en moins de titres se vendent de plus en plus. En 2017, chez Grasset, trois titres (sur cent soixante) ont représenté 43% du chiffre d’affaires des ventes : Vernon Subutex 3 de Virginie Despentes, La Tresse de Laëtitia Colombani et La Disparition de Josef Mengeled’Olivier Guez. Cela recoupe l’évolution du lectorat : la catégorie des gros lecteurs (plus de vingt livres par an) diminue, tandis que celle des lecteurs occasionnels (un à trois livres par an) augmente. Les best-sellers sont le baobab qui cache la déforestation. »
Samuel Benchetrit, Isabelle Carré, Gaël Faye, Laëtitia Colombani... se sont révélés dans d’autres domaines artistiques. Cela peut-il être un levier pour capter le lectorat ?
« Je ne pense pas qu’il y ait translation de notoriété, c’est même plus souvent un handicap qu’un adjuvant. La personne doit en quelque sorte se faire pardonner sa notoriété antérieure. Cela peut néanmoins aider pour la promotion dans des émissions grand public. »
Crédit photo : Olivier Roller