
Hier
Jusqu’à ses 19 ans, Dibéa -alias Epaule Noire- ne dessinait que des personnages blancs. Non pas par choix esthétique, encore moins par contrainte technique. Simplement par réflexe. Parce que tout autour d’elle était blanc. Sauf elle. Ça, la cruauté des enfants se chargeait bien de lui rappeler : Coconut, Mowgli... Autant de surnoms lancés dans les cours de récré qui ont créé la femme forte et l’artiste qu’elle est devenue. A bientôt 30 ans, elle a repris le contrôle du nuancier et impose ses couleurs, « rouge pour mon sang, noir pour ma peau ». Une signature visuelle immédiatement reconnaissable, d’autant plus depuis qu’elle a investi les réseaux sociaux -un peu par hasard il y a trois ans- et la couverture du nouveau magazine culturel Flûte, dirigé par Agathe Gallo. A travers ses bandes dessinées graphiques, Dibéa donne vie à Sophie, laquelle nous glisse dans la peau d’une jeune fille racisée, avec des scènes qui feront sans doute écho chez beaucoup de jeunes femmes. Comme celle où Sophie est tenue à l’écart d’un anniversaire déguisé : « Ta peau est trop foncée, tu ne feras pas une jolie Indienne », lui dit-on, sous les rires des autres enfants. Si le personnage est fictif, les récits, eux, s’inspirent clairement d’une expérience vécue. Les années ont passé, emportant l’innocence d’une enfance encore étrangère aux mécanismes du racisme. Aujourd’hui, Dibéa dessine pour offrir des figures d’identification à celles qu’elle appelle « ses sœurs », et à la petite fille qu’elle était.
Là-bas, au Maroc, Dibéa est une enfant du métissage. Née d’un père français et d’une mère togolaise, elle grandit au sein d’une fratrie de quatre enfants, bercée par l’hospitalité nord-africaine. Mais à son arrivée en France, à 6 ans, elle devient « différente ». « Au Maroc, j’étais fille d’expatriés. En France, j’étais fille d’immigrés. Et dans une école privée comme Notre-Dame de l’Espérance, à Saint-Benoît, c’était compliqué, raconte-t-elle. Dès notre arrivée, mes frères, mes sœurs et moi, on nous a pris pour des gens du voyage. » En France, la famille prend conscience de sa différence à travers le regard des autres : remarques racistes et inégalités sociales. De privilégiée au Maroc, elle se retrouve dans la classe moyenne. « Je m’en suis rendu compte dans la cour de récré, quand mes jouets n’étaient pas les mêmes que ceux de mes camarades. »
Le dessin devient alors son refuge, une porte d’entrée vers un monde où tout est possible. Autour de sa table, les enfants se pressent pour admirer ses créations. Dès lors, elle ne cessera plus de dessiner. Si Dibéa garde de la primaire un souvenir plutôt insouciant, le collège marque un tournant. En 2007, alors que Nicolas Sarkozy est élu à l'Elysée, elle entre à La Providence, un collège privé de Poitiers. « À mon arrivée, les élèves n’avaient aucune gêne à être racistes. Je me souviens que les parents d’un camarade ont dévisagé Yessa, ma meilleure amie, et ne l’ont pas laissée entrer chez eux parce qu’elle était noire. » Réservée et rêveuse, Dibéa encaisse ces humiliations en silence. Ces épisodes, enfouis au fond d’elle, ressurgiront des années plus tard. Yessa devient un soutien indéfectible, une épaule sur laquelle s’appuyer. Ensemble, elles traversent l’adolescence sous le regard de garçons qui ne s'intéressent qu'aux filles aux longs cheveux blonds. En somme, ni l’une ni l’autre ne correspondent aux standards de beauté imposés par l’époque.
Prendre le large… puis vivre. C’est le sentiment qui accompagne Dibéa au début de sa vie d’adulte. À la faculté de Langues étrangères appliquées de Poitiers, elle découvre la vie étudiante, ses codes et ses luttes, mais aussi un autre récit possible. Adieu les sacs Longchamp et les vestes Ralph Lauren du plateau bourgeois : la réalité sociale la rattrape vite. Une école de dessin ? Trop chère, inaccessible. L’idée d’une carrière artistique est vite mise de côté, jusqu’à ce qu’un voyage au Togo ravive son rêve. Là, le personnage d’Epaule Noire prend forme, en même temps que s’affirment ses racines, sa culture, son appartenance sociale. « Plus question de subir. Je devais m’élever et me battre pour dénoncer ces violences du quotidien. » Surveillante le jour, dessinatrice engagée la nuit, Dibéa se consacre aujourd’hui pleinement à sa mission : créer un monde où les petites Dibéa se reconnaîtront. A travers ses œuvres, elle leur offre des épaules -noires- assez solides pour tracer à leur tour leur propre chemin. Ce qui n’était au départ qu’un exutoire, son compte Instagram Epaule Noire, est devenu un manifeste graphique. Un espace de résistance pour se libérer du poids de la charge raciale et redonner force et voix à celles qu’on a trop souvent réduites au silence.
Instagram : @epaulenoire.
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