Le bureau

Le Regard de la semaine est signé Kamel Latrach.

Le7.info

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Cinq à dix minutes grand maximum, c’est le temps que consacraient mes grands frères Mohamed et Fouad aux devoirs. Mon père, comment écrire cela… Vous imaginez bien qu’il était loin de se satisfaire de la situation. Lui se représentait l’école comme un temple du savoir, un lieu qui forme les ingénieurs et les chefs d’entreprise. C’est pour cela qu’un jour, il a décidé de nous présenter fièrement sa dernière acquisition : un magnifique petit bureau qui allait trouver sa place dans la chambre de mes grands frères. Ce bureau, en fait, permettait d’ouvrir à peine un cahier mais il avait un tiroir pour ranger le reste des affaires scolaires. Mes frères étaient contents de ce cadeau, une délicate attention après tout. Ils n’auraient plus à s’installer dans le salon pour faire leurs devoirs. Une fois les dix minutes passées, ils sortaient satisfaits de leur chambre pour passer à la suite de la soirée... Mais c’est là que mon père leur indiquait d’y retourner pour poursuivre leurs devoirs. Aïe aïe aïe ! 
« Mais on a fini nos devoirs », 
protestait mon grand frère. Mon père rétorquait : « Eh bien, vous recommencez ! »

Mes pauvres grands frères se sont retrouvés pendant plusieurs semaines à devoir rester dans leur chambre. La situation était intenable, si bien qu’elle n’a pas perduré. Gamin, je me souviens que mon père nous réunissait tous les quatre pour nous expliquer qu’à notre âge, il suppliait ses parents de le laisser aller à l’école mais qu’on ne lui avait jamais donné cette chance. Les travaux de la ferme, les champs, les vaches et les moutons à surveiller, l’eau à aller chercher au puits le condamnait à vivre son enfance sans la lecture et l’écriture. Ainsi, ce bureau avait pris une place bien singulière dans notre appartement. Mon père l’avait sanctuarisé et nous étions assignés à réussir. Mon père nous a responsabilisés très tôt dans la vie, mais ça ne nous pas empêchés d’être heureux pour autant. Il nous a transmis l’idée que le monde est à nous et qu’on doit tous se donner les moyens de prendre notre part. Quel que soit l’endroit d’où l’on vient, ce qui compte est l’endroit où l’on va. On sait tous que l’impact matériel de ce bureau a été infinitésimal sur notre cursus scolaire. Pourtant, même si on n’a jamais aimé ce bureau, on l’a toujours gardé. Et même si je pense qu’il nous a un peu hantés, il nous a également forgé une grande force de caractère.

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