Hier
Denis Colas. 91 ans. Quasi abandonné à l’âge de 5 ans, a grandi chichement auprès de sa grand-mère, à Sossay près de Châtellerault. A été militaire, chef d’orchestre ou encore conciliateur de justice… Son expertise reconnue dans l’apiculture l’a amené à faire le tour du monde. Signe particulier : une volonté de fer.
De sa cuisine, assis devant son téléviseur, il contemple les images de Kaboul en proie à la panique, en boucle sur les chaînes d’information en continu. Elles en rappellent d’autres, lointaines mais intactes. Comme si l’Histoire se répétait. « Les cris et les pleurs des enfants, ces femmes qui s’évanouissent… Je revois Alger comme si j’y étais à nouveau. » Denis Colas a fait la guerre d’Algérie cinq ans durant. Volontaire, il aurait eu « honte », dit-il, de ne pas y accompagner ses camarades, rappelés du service militaire. Pourtant, les « horreurs » de cette guerre l’ont profondément marqué. « Il fallait le voir. Si on me l’avait raconté, je ne l’aurais pas cru. »
La boîte à souvenirs tourne à plein régime chez Denis Colas, souvent « par vagues ». « Tous les matins, dans mon lit, ça tourne, ça tourne… Des images de ma vie me reviennent », explique simplement le retraité de 91 ans. « Il a une mémoire fabuleuse, que beaucoup de jeunes pourraient lui envier. Surtout, il sait se raconter », souligne Claude Aumon, face à lui. L’ancien journaliste châtelleraudais est bien placé pour le savoir. Il vient en effet de signer la biographie de Denis Colas, Mille et une vies… (et quelques autres ?). Tout est dans le titre…
De militaire à artiste
Denis Colas a d’abord été typographe, un métier qu’il dit avoir appris « accidentellement ». « J’aurais dû être chaudronnier. » Il part de Châtellerault à bicyclette pour aller travailler à Doué-la-Fontaine deux fois par semaine. Quatre-vingt-seize kilomètres qu’il avale en quatre heures. « Et le dimanche, je faisais les courses cyclistes, précise l’homme. J’avais dû pleurer auprès de mes parents pour l’avoir ce vélo… » Sportif, il est aussi passé par la boxe puis la course à pied, « parce que ma femme en avait marre de me voir cabossé de partout ». C’est lui qui a créé la Patriote, la toute première section d’athlétisme de Châtellerault.
Après sa mobilisation en Algérie, il poursuit une carrière dans la gendarmerie. Du nord de la France au pays nantais, il se révèle un enquêteur hors pair, réalise quarante-deux arrestations en… trois mois. « Je parlais arabe. Du coup, les mecs ne se méfiaient pas dans les bars », glisse-t-il. Nageur émérite, il a aussi secouru une jeune femme de la noyade, en plein hiver à Arras. Son courage maintes fois loué, Denis Colas ne compte plus les honneurs. « Je voulais rendre service, être utile. Puisque j’avais quelques capacités, je les mettais au service de ceux qui ne pouvaient se défendre. »
Le jour de ses 40 ans, il raccroche l’uniforme. Sa hiérarchie lui dit qu’il fait une erreur, lui n’est pas du genre à se retourner. « Quand j’arrête, je passe à autre chose. » Place alors au monde du spectacle et ses paillettes. Plus jeune, Denis Colas jouait les musiciens acrobates aux kermesses du curé Fraudeau. Pour donner un avenir à ses sept enfants, et notamment à l’un de ses fils aveugle, il fonde « Les Corolas », un orchestre familial itinérant. D’un bal populaire à l’autre, l’ensemble se fait repérer et est rapidement invité à jouer dans toute la France, aux côtés des vedettes de l’époque : Annie Cordy, Carlos, Michel Delpech et tant d’autres… « On avait une vingtaine d’impresarios. Mais il y a un sacré paquet de crabes dans ce milieu ! » C’est aussi l’occasion pour le père de famille, souvent absent, de renouer des liens filiaux.
Hélianne, son « pilier »
En parallèle, le Châtelleraudais devient conciliateur de justice à titre bénévole -poste qu’il occupe pendant vingt-et-un ans- et… se lance dans l’apiculture, passion restée longtemps enfouie. « Enfant, je mangeais beaucoup de miel. Mais je n’avais pas le droit d’approcher les abeilles. Je m’étais juré d’avoir mon rucher quand je serais plus grand. » Un an avant sa retraite, c’était chose faite. Comme tout ce qu’il entreprend, Denis Colas explore aussi loin qu’il le peut l’univers des abeilles, se spécialise même dans l’apiculture exotique. Autrefois amateur, il devient un expert à la plume et aux connaissances reconnues à travers le monde, en Asie et en Afrique. En 1981, il crée à Châtellerault la Maison de l’abeille et de la nature, un musée qui a accueilli de nombreuses générations d’enfants et d’adultes.
Le « p’tit paysan qui parlait le patois », confié à sa grand-mère à ses 5 ans, a combattu le destin pour se sortir d’une enfance chiche, dans le hameau de Sossay, sans eau potable ni électricité. « J’ai démarré la vie dans le caniveau, il fallait que j’en sorte. Vers mes 13-14 ans, j’ai vu que si je ne faisais rien, je n’allais pas y arriver. » Rebelle, animé par une volonté de fer -« il ne faut pas me gêner »- le nonagénaire a « fait ce qu’il (lui) plaisait, librement et en toute conscience ». L’ancien scout n’oublie pas celle à qui il le doit : Hélianne, sa femme, qui n’a pas hésité à le rejoindre en Algérie, en pleine zone de combat, avec bagages et enfants sous le bras. « Elle a dû souffrir de mes absences », concède-t-il. Sa disparition en mars 2020 laisse un grand vide dans la maison familiale, à Châtellerault. Malgré le chagrin, Denis Colas s’est prêté à la confidence. S’il n’ose le dire, l’ancien enfant de chœur espère aujourd’hui transmettre un peu de lui à ses dix-sept petits-enfants et trente arrière-petits-enfants. « Le monde de demain sera le leur, ils sauront sans doute le construire à leur tour », écrit-il. Sa « mission » est, elle, accomplie.
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