Hier
Juan Carlos Torres. 54 ans. Prend soin des saxophones, hautbois et autres instruments à vent dans son atelier de la rue Saint-Germain, à Poitiers. Né au Chili et passé par le Canada avant d’atterrir à Poitiers. Luthier de jour, veilleur de nuit.
Une guitare est posée dans le fond, en attente de cordes supplémentaires. Un accordéon ancestral et complexe prend la poussière à même le sol. Une trompette en évidence sur une étagère attend, elle aussi, de passer sur le billard. Au centre de la pièce, on remarque à peine la silhouette penchée sur sa table de travail. Juan Carlos Torres est un homme discret. Le silence qui règne dans son atelier contrebalance l’incessant bruit des voitures remontant de la rue de la Chaîne à longueur de journée. Le luthier s’en agace parfois.
Qu’il est loin le calme de Parral, petite ville chilienne d’à peine 40 000 habitants, à plus de 300km de Santiago, la capitale. De son enfance, Juan Carlos a gardé quelques bribes. La montagne, « où que vous soyez », la pêche, les chevaux. Et déjà, à 8 ans, la guitare et les travaux manuels. Jusqu’à un départ précipité, en 1979, pour fuir la dictature de Pinochet. Juan Carlos a alors 15 ans. « Je viens d’un milieu très modeste, raconte-t-il. On a dû s’exiler parce que mon père, anarchiste, a été poussé à la retraite par le régime. » La famille rejoint alors deux des cinq frères et sœurs de Juan Carlos à Winnipeg, au Canada.
Coup de foudre à Winnipeg
Le jeune musicien y apprend l’anglais et s’intègre très vite au rythme nord-américain. Il pense devenir dessinateur industriel et joue dans le groupe de son frère « Retaguardia », « Avant-garde » en français. Les chansons sont engagées, marquées par l’exil forcé des Torres loin du Chili. C’est dans cette atmosphère qu’il rencontre Lise, une Poitevine d’origine venue étudier l’anglais au Canada. Elle a 23 ans, il en a 18. Le coup de foudre. Après le retour en France de Lise, Juan Carlos travaille pendant un an comme homme de ménage. De quoi financer son débarquement dans la Vienne.
Le Chili ? Juan Carlos n’y remettra pas les pieds avant 1996. « Toute cette histoire a un peu séparé la famille, confesse-t-il. J’ai deux frères qui ne s’entendent pas, moi-même avec mon père, c’est souvent très chaud. J’ai toujours eu beaucoup de mal avec la hiérarchie familiale. Etant le petit dernier, je devais me taire et écouter mes ainés. » C’est peut-être pour fuir ces rapports humains compliqués que Juan Carlos trouve un refuge parmi les instruments de musique, qu’il « respecte et adore ».
La mauvaise réputation
A son arrivée à Poitiers, il rêve secrètement de fabriquer ses propres guitares. Il propose ses services à Antoine Lacroix, luthier bien connu de la ville. Lequel décline, non sans lui glisser un petit conseil : « Il m’a parlé des instruments à vent. A l’époque, il n’y avait pas de luthier spécialisé dans ce domaine sur Poitiers. » Le diplôme de l'Institut technologique européen des métiers de la musique (Itemm) en poche, Juan Carlos s’installe donc, en 1992, rue de la Chaîne. Mais là encore, la dureté des rapports humains met en péril ce nouveau projet. « Quand je suis arrivé, un magasin du centre-ville proposait la réparation d’instruments. Ses employés m’ont fait une très mauvaise réputation en disant à tout le monde, notamment aux professeurs du conservatoire, que mes enseignants à l’Itemm étaient nuls et que je ne savais pas travailler. » Résultat : huit ans de galère, auxquels s’ajoute une rude séparation avec Lise. Une période très dure pendant laquelle le luthier ira même jusqu’à habiter dans son petit atelier pour réduire les frais.
Devant cette situation intenable, Juan Carlos décide de prendre un second emploi. Il devient surveillant de nuit dans un foyer pour sourds et sourds-aveugles à Saint-Eloi. Il y travaille encore aujourd’hui. Il va même jusqu’à arrêter complètement la lutherie, en 2003, abattu par la tournure événements. Avant d’y retourner cinq ans plus tard, orphelin de ces instruments qu’il estime tant. Avec le temps et une solide communication autour de son activité, les affaires vont un peu mieux aujourd’hui. Les clients viennent de plus en plus loin pour profiter du talent et de la rigueur du luthier aux trois nationalités. « Je travaille comme à l’école, sourit-il. Je passe une heure et demie sur un instrument régulièrement entretenu, parce que je le démonte pièce par pièce et nettoie chacune d’entre elle, comme on m’a appris. »
Il y a encore beaucoup du gamin de Parral chez Juan Carlos Torres. Mais il y a aussi beaucoup plus. De l’expérience, de l’engagement et un credo humaniste sûrement forgé en réaction aux injustices qu’il a vécues. « Quand je vois ce qui se passe avec les migrants, ça me fout en rage, et pas seulement parce que je suis étranger, s’emporte-t-il. On doit toujours tenir bon, s’entraider et rester solidaires. »
À lire aussi ...