Le cordonnier ethnologue

Jacques Chauvin. 66 ans. Cordonnier pendant près de quarante ans à Poitiers. Ethnologue pour l’éternité. Etanche sa soif de compréhension des cultures humaines, à commencer par celles de ses anciens compagnons d’« armes ». 

Arnault Varanne

Le7.info

De son propre aveu, ce fut « un moment relativement extraordinaire ».Une sorte de choc des générations. Le 27 avril, Jacques Chauvin a emmené trente-et-un auditeurs de la très réputée Université interâges de Poitiers découvrir les coulisses du Confort Moderne. Lui est un intime du lieu. Et pour cause, il a collaboré avec le plasticien américain Daniel Turner sur l’expo actuellement en cours dans ce haut lieu de la culture underground. Celui-là même dont il fut l’un des voisins très proche pendant près de quatre décennies. Dans sa nouvelle vie de retraité, l’ex-cordonnier du Faubourg du Pont-Neuf s’est promis de « partager le savoir ». Il en a tant accumulé. Le philosophe Jacob Boehme ne disait-il pas que « le cordonnier est celui qui par son travail de couture assemble le monde d’en haut et le monde d’en bas » 

D’une certaine manière, Jacques Chauvin se reconnaît « immodestement »dans ce portrait en creux du héraut des temps modernes, en pur produit de la méritocratie et de l’autodidaxie, ce « ferment capable de faire évoluer le logiciel du cerveau en décloisonnant les hiérarchies et les catégories ». Il n’a pas toujours raisonné ainsi, se heurtant aux limites de projection de son milieu d’origine. Fils d’ouvrier teinturier et de mère couturière, deuxième d’une fratrie de quatre, le Bressuirais aurait pu embrasser une carrière d’artiste. Il s’est d’ailleurs présenté au concours de l’école des Arts décoratifs de Paris, avant de renoncer. « J’ai pensé que ce n’était pas possible, que la projection sociale était inconcevable. A l’époque, le destin d’un fils d’ouvrier, c’était de devenir professeur… »

« Ça va te tourner la tête ! »

Aux salles de (1re) classe, l’ado préfère quelque part « la lutte des classes » à Niort. En tout cas la découvre-t-il. On est en 68, le jeune homme et ses camarades de lycée sont « percutés par les événements ».« Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de fatalité, que le destin était ouvert. » D’autant plus ouvert que son chemin l’emmène jusqu’à Poitiers, d’abord en fac de droit puis en sociologie. Sa soif de connaissances va jusqu’à inquiéter ses parents. « Ils me disaient : Il ne faut pas que tu lises tous ces livres, ça va te tourner la tête ! » »Plutôt que de lui tourner la tête, la littérature de l’époque le construit, l’enracine. Il s’imagine un temps éducateur spécialisé, manière de tisser un lien avec sa sœur handicapée mentale. 

C’est finalement vers un métier manuel que Jacques s’oriente. « Il fallait bien que la part de créativité en moi se nourrisse ! » A Vesoul, il suit une formation de cordonnier-bottier orthopédiste, accompagné de sa future épouse « fille de paysan rencontrée sur le plateau du Larzac ». A sa manière, l’élève milite pour davantage d’égalité dans son école. « J’avais de meilleures notes que le fils du cordonnier de la ville et, pourtant, je n’étais pas classé premier.J’ai dit au directeur ma façon de penser. » Jacques Chauvin l’avoue tout de go, il « n’aime pas la médiocrité et les gens qui se contentent d’une position confortable ». Lui aurait pu circonscrire son existence à réparer les chaussures des autres. Il a finalement pris le parti de comprendre les autres, à travers une discipline à part : l’ethnologie. 

Leroi-Gourhan et Lévi-Strauss

Tout est parti d’une rencontre avec des anciens du métier, suivie d’une expo photos à la Chambre de métiers de la Vienne intitulée « L’aiguille et le sabaron ». Son immersion dans la tribu des cordonniers-bottiers le fascine, le questionne. Il digère les petites histoires dans la grande. Et se laisse finalement embarquer dans une formation d’ethnologue-technologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Toulouse. « Leroi-Gourhan d’un côté, Lévi-Strauss de l’autre »,résume-t-il à sa façon. Il obtiendra coup sur coup une Maîtrise d’ethnologie (1988) et un DEA d’anthropologie sociale et Ethnologie (1990). Au-delà, son Mémoire sur le « Sabaron et l’escarpin, chaussure et métiers Poitou-Vendée 1880-1960 » s’est transformé en livre, publié chez Geste éditions. 

On pourrait disserter longtemps sur la vie et l’œuvre de l’ancien rédacteur en chef de La Chaussure, la revue de référence rattachée au musée international éponyme, à Romans. On pourrait vous entretenir des pages entières de son étude sur « la manière de penser les matières ». On se contentera de vous dire que Jacques Chauvin sait sans doute mieux que quiconque comment marche le monde, au sens propre comme au figuré. Il n’aime rien tant que « comprendre les gens, ce qui les anime ». Derrière un tempérament « un peu vif »,on devine une jolie sensibilité et une vraie attention aux autres. Le père de deux grands enfants regrette par avance de « ne pas avoir temps de faire tout ce qu’il voudrait ». A défaut, il entend profiter de la moindre minute pour « connecter les cerveaux et obtenir des savoirs neufs ». Au Confort Moderne et ailleurs.

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