Le dernier des disquaires

Jean-Claude Bertrand. 65 ans. Patron de la boutique « Les Mondes du disque », à Poitiers. Mi-mélomane, mi-philosophe, ce passionné de la première heure mène une vie hors du temps. Au boulot cinquante semaines sur cinquante-deux, il lutte corps et âme contre la crise du disque. Et s’apprête à savourer une retraite bien méritée.

Marc-Antoine Lainé

Le7.info

Au 20, rue Henri-Pétonnet, la devanture paraît quelque peu désuète. Point d’affichage tape-à-l’oeil. La vitrine, ornée de l’enseigne « Mondes du disque », regorge de posters, de CDs et vinyles. A l’intérieur, Jean-Claude Bertrand est installé au comptoir, pianotant sur un ordinateur portable d’ancienne génération. Les clients, des mélomanes avertis pour la plupart, vont et viennent dans les petites allées, à la recherche de la perle rare. « Excusez- moi, pouvez-vous me faire écouter ce disque ? », demande l’un d’eux. Jean-Claude Bertrand acquiesce, avant de déballer la pochette et d’insérer le CD dans la platine. « J’aime le travail bien fait, souligne-t-il. Le partage et la satisfaction du client sont mes moteurs. »

L’histoire du disquaire poitevin débute dans la Vienne, à l’aube des années 50. Fils unique d’artisan, Jean-Claude Bertrand grandit à Migné-Auxances et suit une scolarité « chaotique » qui le mène jusqu’au lycée Henri-IV, où il décroche un bac C. « J’ai d’abord suivi des cours au lycée technique, en électrotechnique. Mon itinéraire est lié à une mauvaise orientation. » Son attirance pour les mathématiques le conduit finalement... en fac de philo ! « Pour moi, ce n’était pas le grand écart. Bon nombre de grands philosophes ont fait des maths. » De son adolescence, Jean-Claude Bertrand garde surtout le souvenir des premières « révolutions musicales ». « Mes parents voulaient me faire suivre des cours de musique, mais cela ne m’intéressait pas. L’écoute, en revanche, me passionnait déjà. Cette époque marquait l’éclosion des Hallyday, Mitchell, Vartan et autres grands noms de la variété française, mais surtout celle des Beatles. Ils incarnaient à mes yeux l’allure, le style, l’effronterie et la vitalité. »

« La mort du Vieux monde »

S’il devait aujourd’hui choisir parmi les légendes des sixties, Jean-Claude Bertrand n’hésiterait pas une seconde. « Je suis un inconditionnel de Dylan. En 1964, lorsqu’il sort son troisième album « The Times They Are a-Changin’ », il annonce de manière très prémonitoire la mort du Vieux monde. Selon lui, celui-ci va laisser place à quelque chose de nouveau, de mieux. » Une anecdote en chasse une autre. « Je me souviens d’un type qui m’a dit un jour : « Bientôt, tous les grands paranoïaques seront morts. » Soyons réalistes, ses prédictions ne se sont pas vérifiées depuis. » Plutôt que de dérouler page après page le livre de sa vie, le sexagénaire navigue entre philosophie, culture et vie privée. Le regard parfois dans le vide, comme happé par ses pensées.

Après avoir décroché sa licence, puis sa maîtrise de philosophie, Jean-Claude Bertrand aurait pu se tourner vers l’enseignement. Mais non. « Parler de Platon à des mecs qui n’en ont rien à foutre, non merci. » Au lieu de ça, il donne quelques cours particuliers de maths et décroche un premier job de disquaire, dans une librairie de la rue Gambetta, aujourd’hui disparue. « J’y allais comme client depuis des années. Les gérants m’ont proposé un premier poste pendant les fêtes de fin d’année, avant de m’embaucher définitivement en septembre de l’année suivante. J’y suis resté huit ans. » En 1986, l’enseigne finit par être rachetée par une chaîne nationale. Jean-Claude Bertrand reste à bord du navire deux ans durant, puis finit par voler de ses propres ailes. Grâce à un « heureux concours de circonstances » et à un coup de pouce financier de son père, le mélomane ouvre sa propre boutique, le 2 septembre 1988, avec son collègue Jacques Chollet. « Nous voulions ouvrir le 1er, mais nous n’avions pas fini notre vitrine », sourit-il.

« L'heure est venue »

En trois décennies, Jean-Claude Bertrand a vendu des milliers de disques à des centaines de clients, « pour la plupart fidèles ». Sa ténacité et ses cinquante semaines de travail annuelles lui ont permis de survivre à la crise du disque, l’apparition d’Internet et la libéralisation des marchés. L’écrivain et réalisateur David Dufresne, avec qui il est lié d’amitié depuis de longues années, dit de lui qu’il est « un résistant ». Des milliers de disquaires installés en France à la fin des années 80, il est aujourd’hui l’un des derniers survivants. « On ne se bat pas à armes égales face à la grande distribution, encore moins face au Web. Je ne suis pas matérialiste. Je dépense peu. Je ne gagne peut-être pas très bien ma vie, mais j’ai l’impression de m’offrir quelque chose de plus important. La musique m’a littéralement changé, du point de vue psychologique notamment. Pendant l’enfance, j’étais plutôt timide et réservé. Je me suis ouvert au fil des ans et j’ai appris à partager. »

Jusqu’alors assez discret sur sa vie privée, Jean-Claude Bertrand finit par se confier. « J’ai la chance d’avoir une compagne formidable qui m’a toujours soutenu et aidé dans la réalisation de mon projet professionnel, sans jamais se plaindre de mes retours parfois tardifs le soir. » Le premier semestre 2018 pourrait toutefois marquer la fin de son aventure de disquaire. « J’envisage de m’arrêter car je sens que l’heure est venue. » « Les Mondes du disque » disparaîtra avec son emblématique gérant, « à moins que quelqu’un ait envie de jouer et de perdre de l’argent ». « JC » emportera avec lui des tonnes de souvenirs, une culture musicale inouïe et quelques tickets de concerts soigneusement conservés. Nul doute que sa clientèle le retrouvera au détour d’une rue du Plateau, prêt à disserter de longues minutes sur la mort du Vieux monde, bien sûr, mais pas que. Si vous le croisez, parlez-lui donc du festival de l’île de Wight, du Flower Power, de Brel, Brassens, Dylan ou même de vos derniers coups de coeur musicaux. Prenez un café à une terrasse. Et savourez l’instant.

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