La dictée de Colignon

S’empiffrer une dictée de Jean-Pierre Colignon, l’un des plus grands experts nationaux de l’orthographe, n’est jamais une sinécure. Passer à table en plein après-midi dominical est une gageure. Je m’y suis pourtant collé, ce week-end, aux Salons de Blossac, à l’invitation du club Soroptimist de Poitiers.

Nicolas Boursier

Le7.info

De Colignon, je gardais le souvenir d’une rencontre improbable avec le sel des mots et le poivre de leur (contre-)emploi. D’un stage d’orthotypographie fomenté dans le sous-sol assoupi du quotidien que je fréquentais naguère. D’un crâne luisant à la mèche rebelle et de lunettes grossièrement chaussées sur la tête bien pleine d’un esthète de l’apophtegme poussiéreux et de l’apocope ressuscitée, maître du double sens disséqué et du barbarisme pourfendu.
Dix-sept ans après m’être baigné dans les flots tumultueux de ce carnassier à l’affût de la moindre rebuffade linguistique, je lui refais face. Comme lorsqu’il versait son obole aux Dicos d’Or de Pivot et que je me prosternais obligeamment devant le petit écran.
 
Ces « centons » qui font danser
Pour le Club Optimist de Poitiers et les besoins de sa dictée trisannuelle, l’ancien chef correcteur du Monde a décidé de tenir ses « Comptes de Noël ». Premier piège pour qui méconnaît la fourberie intellectuelle du père Jean-Pierre et n’a pas noté, à la première lecture, que le thème du jour était lié au nombre, au calcul et au partage. Pas à la tendresse angélique d’un réveillon en famille.
Le « quatre-pièces », avec le tiret, ne me pose pas problème. Mais pourquoi ai-je hésité à redoubler le « n » d’« haussmannien » ? Première faute. Evitable ! Je me goinfre de cette « bonne chère » si souvent usitée dans l’exercice orthographique, me gausse des « agapes entrecoupées ». Aïe. Nouvelle chute sur « centons ». Je connaissais les « santons » provençaux, pas ces « pièces de vers et de proses », comme dit le dico. Désolé !
Qu’à cela ne tienne, le deuxième des cinq paragraphes de la dictée est épuisé. Je n’ai que deux traces de rouge. « Parentèle », « dissonances », « indûment », « sine die » et « ô combien » sont passés sans encombre. Il faut que ça tienne. Tu parles ! Sur la table est servie une « forêt-noire ». Elle se déguste avec un tiret, je l’ai avalé. Un demi-point de punition.
 
Vous avez dit « triskaïdékaphobie » ?
J’enchaîne « sur-le-champ », « vivats dithyrambiques » et « tégénaire ». Tégéquoi ? Mais si, vous savez, l’araignée. Le hasard fait bien les choses. La phrase qui suit en tue plus d’un. Pas moi, je biche ! « Une tégénaire assoupie dans sa toile deux étages plus haut, dans les combles, et même l’épeire de l’église désaffectée voisine. » Ni pairs, ni pères… Encore un sale insecte. Ah, le filou !
Allez, on en est à la moitié. Je ne connais pas le Nattier qui a donné son nom à ce bleu couché sur la feuille : j’oublie la majuscule. Pas celles de « Nouvelle-Ecosse » et d’« outre-Atlantique ». Je me plante sur un accord dont je ne vous parlerai pas… Il est question d’Amazones. Bref ! Pas le temps de s’appesantir. Car survient le gros mot : « triskaïdékaphobie ». Inconnu au bataillon. « Phobie du nombre treize », me dira plus tard Google. OK, je passe.
Bon, on en est où ? Ah ouiiii ! Aux « moulin-à-vent » et au « romanée » ? A moi, amoureux de la dive bouteille, on ne la fait pas. Je savoure. Et ne tords même pas le nez sur ces « appendices entortillés ». Digéré le « paris-brest », avec minuscules, cela va de soi. La dernière phrase est là, comme un appel au soulagement. Car je me sens un peu mal à l’aise. A la relecture finale, j’ai jugé bon d’ajouter un « » à « alacrité », sans doute pour lui permettre de mieux voler. Quelle idée ! Quelle épreuve !
Ma copie et celles des soixante-six autres concurrents sont passées sous les fourches caudines du jury.  On me fait comprendre que je suis parmi les vingt meilleurs. Au bout du suspense, le n°113 est désigné vainqueur. Merde, c’est bibi ! Six fautes. Les deux dames derrière mon râble finissent à sept et huit. J’ai beau ne pas en revenir, je sais que je reviendrai. Parce que Colignon le vaut bien !...

 

Comptes de Noël
C’était le soi du réveillon de Noël, et le cercle de famille, réuni en cette Sainte-Adèle dans un quatre-pièces d’un immeuble haussmannien du centre historique de Poitiers, rayonnait de bonheur, tout confit d’amabilité et de douceur, comme il est de circonstance en pareil cas.
L’assistance achevait de déguster longuement un dîner très plantureux où chacun avait fait bonne chère, des agapes entrecoupées de centons interprétés, devant la crèche traditionnelle par les plus jeunes des enfants et repris en chœur par toute la parentèle en liesse. Bien entendu, il en était résulté une atroce cacophonie aux multiples dissonances, que plus d’un vrai mélomane aurait cherché à fuir ! Mais il n’y avait qu’à faire le gros dos face aux grincements des si indûment plaqués aux sol et à reporter sine die des remarques acerbes ô combien légitimes.
L’arrivée du dessert principal, une forêt-noire concoctée par un des excellents pâtissiers du centre-ville, fut sur-le-champ saluée par des vivats dithyrambiques qui réveillèrent une tégénaire assoupie dans sa toile deux étages plus haut, dans les combles, et même l’épeire de l’église désaffectée voisine. Passé cette ovation, l’hôtesse, en robe de soirée bleu Nattier, prit conscience, avec son époux tout marri, du nombre de convives, nombre accru par l’arrivée inopinée, revenant de la Nouvelle-Ecosse, outre-Atlantique, d’un cousin germain prénommé Hippolyte, telle la reine des Amazones, dont la ceinture fit l’objet d’un des douze travaux d’Hercule…
Treize à table, même si l’on n’est pas éteint de triskaïdékaphobie, cela suscite une certaine appréhension. De plus, faire treize parts égales requiert un œil de lynx, une vue digne d’un Sioux ! Chacun, mis en verve qui par les moulin-à-vent, qui par le romanée, avança donc sa façon de décompter afin que l’on soit équitable : l’un suggéra de découper en seize, en attribuant les trois parts excédentaires aux plus âgées ; une autre proposa de faire dix parts, sur lesquelles trois seraient subdivisées en deux : les six demi-parts allant aux aïeuls et aux plus jeunes enfants. Mais, quels que soient la méthode et ses appendices entortillés, ces comptes d’apothicaire étaient peu convaincants, et on se résolut à les quitter.
Le benjamin, en acceptant en échange un paris-brest individuel, sauva, en ramenant à l’alacrité les doux invités, une soirée familiale qui, pour un partage du sucré, eût pu tourner à l’aigre.
 
Jean-Pierre Colignon

 

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