Les "détachés" s'enracinent

La présence accrue de salariés étrangers sur les chantiers du département ulcère plus d’un patron de PME locale. A priori tout à fait légal, ce « détachement professionnel » laisse perplexe sur les réelles conditions de travail de ces ouvriers roumains, portugais ou polonais.

Nicolas Boursier

Le7.info

Ils ne se laissent que rarement approcher. Et coupent court à toute discussion lorsqu’ils sentent poindre le danger. Pedro(*), barbe grisonnante sur corps robuste, ne nous aura guère laissé le temps de faire connaissance. Quatre minutes montre en main, une paille ! « Journaliste ? Non, non, on ne dit rien. »

Quelques phrases bien senties dans la langue de Molière auront toutefois suffi à confirmer ce que l’on subodorait. « Mes amis et moi venons du sud du Portugal. Et nous sommes en France pour trois mois. » Trois mois de contrat en maçonnerie, au cours desquels Pedro et ses deux collègues lusitaniens satisferont sans doute aux exigences d’une poignée d’entrepreneurs poitevins, vendéens ou girondins, sur de gros chantiers de plus en plus vampirisés par ces travailleurs dits « détachés ». « C’est le terme employé pour désigner des salariés venant tout droit de leur pays d’origine pour des missions temporaires dans les états de l’Union européenne », éclaire Philippe Huet, secrétaire général de la Fédération du Bâtiment de la Vienne.

La législation continentale autorise ces délocalisations de main-d’oeuvre, à la condition qu’elles respectent, en termes de salaires et de durée du travail, les normes en vigueur dans le pays d’accueil. La France en général, la Vienne en particulier, s’inquiètent justement des dérives que leur recrudescence peut occasionner.

Bernard(*) est patron d’une TPE de second oeuvre dans le Châtelleraudais. Et il n’est pas rare qu’il cohabite avec Roumains ou Polonais sur des chantiers d’envergure, notamment en peinture et plâtrerie. « Certaines grosses boîtes locales ne se privent pas d’embaucher ces gars-là, explique-t-il. Or, moi, je peux vous certifier qu’ils vivent et dorment les uns sur les autres, travaillent quasiment sans pause dans la journée, tard dans la nuit et même le week-end. Quant à la qualité du boulot… »

La tentation du coût

Selon la Direccte(*), 613 travailleurs étrangers auraient été déclarés sur toute l’année 2012 (dont 387 dans le secteur du bâtiment) pour l’équivalent de 5801 jours d’interventions. Les plus « assidus » ? Dans l’ordre, Portugais, Roumains et Polonais. « Or, poursuit Philippe Huet, pour le seul premier semestre de 2013, nous étions déjà à 515 déclarations et 18 000 jours d’interventions. La progression est énorme. »

A travers l’exemple de Pedro et des siens, une interrogation s’impose : quel intérêt grands groupes et entreprises locales ont-ils à sous-traiter à des travailleurs pas toujours en « accord » avec la réglementation française ? « La première tentation vient du fait qu’ils sont moins chers, poursuit Philippe Huet. Car si leur salaire est calqué sur celui d’un travailleur français, l’adjudicateur, lui, est exempté de charges patronales, payées par l’entreprise étrangère employeuse. Ces travailleurs sont donc accessibles à des tarifs défiant toute concurrence. » « Nos PME sont tellement étranglées que je comprends leur tentation, abonde Cédric Murzeau, façadier à Buxerolles. Mais ce qu’il faut dire, c’est qu’il en coûtera plus cher à l’entreprise qui sous-traite en cas de malfaçon ou d’accident sur le chantier. Personnellement, j’affirme que ces interventions étrangères sont bâclées et en aucun cas soucieuses d’un vrai savoir-faire à la française, encore moins des règles élémentaires d’hygiène et de sécurité

Affleure dès lors une deuxième interrogation, tout aussi fondamentale : les maîtres d’ouvrage sont-ils toujours convaincus d’utiliser ces ouvriers communautaires dans la légalité la plus totale ou se voilent-ils la face sur leurs conditions de travail ? « Cela, c’est très difficile de le savoir, persiste le secrétaire général de la FFB. A chaque plainte d’un entrepreneur concurrencé, nous sollicitons la Direccte ou l’Urssaf pour un contrôle. Or, il s’avère que l’illégalité constatée est assez rare. » En 2012, cent trente-cinq de ces contrôles ont ainsi été effectués, dont quatre-vingt-huit dans le bâtiment, pour vingt-huit procédures judiciaires transmises au parquet et seulement… deux instruites.

(*)Les prénoms ont été modifiés.
(**)Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.

 

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