Aujourd'hui
Yves Godard. 73 ans. Fondateur de la communauté Emmaüs de Poitiers en 1973. S’est converti, dans une deuxième vie, à la marche altruiste sur les Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle via l’association Les chemins de l’aube. Auteur de plusieurs livres. Signe particulier : une vie à cent à l’heure.
Il n’a pas encore vu L’Abbé Pierre - Une vie de combats, sorti en salle le 8 novembre 2023. Yves Godard et son épouse Françoise patienteront jusqu’au 7 avril et la sortie du DVD pour une projection maison. « Beaucoup de gens nous ont appelés, voulaient savoir si telle ou telle anecdote était vraie », commente le Bérugeois. Et pour cause, Henri Grouès, cofondateur du Mouvement Emmaüs « a pris nos enfants sur ses genoux, dormi à la maison. On a eu la chance de connaître l’homme avant le prophète. Il se sentait responsable de notre engagement très radical. » Nous sommes au début des années 80 et le couple, qui a porté la communauté Emmaüs de Poitiers sur les fonts baptismaux, essaime, contribue à créer celles de Thouars et La Roche-sur-Yon. Invente même avec d’autres Emmaüs Fraternité. L’Abbé Pierre se rappelle régulièrement au bon souvenir d’Yves. Avec ces mots : « Il y a longtemps que je ne t’ai pas téléphoné pour se dire qu’on s’aimait bien. »
« Je revivais mon accueil »
L’anecdote lui arrache un énième sourire, précédé d’un rire éclatant. Le natif de la Gâtine, fils de « paysan par défaut », avoue ne pas s’être ennuyé dans les soixante-douze premières années de sa vie. Il concède aussi à un moment donné s’être « pris pour un autre en donnant des leçons à tout le monde ». Refusant même un chèque du maire de Poitiers Jacques Santrot dans un geste théâtralisé ! Yves Godard a quitté la communauté de Poitiers en 1991, « dépassé » par sa propension à « ne pas dire non ». « J’allais l’entraîner vers la catastrophe. Nous étions 117 compagnons... A chaque fois, je revivais mon accueil. Je ne pouvais pas refuser aux autres ce que j’avais reçu. » Le tout est dit avec beaucoup de lucidité. Celle qui fait que le septuagénaire se sent aujourd’hui beaucoup mieux dans ses baskets qu’à ses 20 ans. « Il m’a fallu toute une vie pour trouver que la vie valait le coup d’être vécue. » Accueilli chez Emmaüs à même pas 18 ans, « au milieu des anciens d’Indochine et des jeunes qui rêvent d’un autre monde », le cadet d’une fratrie de six a donné par son engagement un sens à son existence, faute d’emprunter la voie que ses parents avaient tracée pour lui : devenir curé. « A 11 ans, je rêvais de fonder un ordre religieux, vous trouvez ça normal ? » Yves Godard a prévu d’écrire un livre sur ses années contrariées à l’école catholique, « un étouffoir », sur cette légèreté de l’enfance qu’on lui a volée et, plus largement, sur « le mal que l’Eglise lui a fait ». L’écriture comme exutoire, la plume pour panser les plaies.
Et son licenciement, en 2006, « après trente-sept ans d’engagement dans le mouvement Emmaüs » en constitue une sacrée. Des divergences de vue avec le siège national ont conduit à la brouille, alors qu’Yves Godard avait contribué à créer un centre de formation pour les compagnons, baptisé La Maison de l’aube. A posteriori, « ils m’ont rendu service ». La « colonne vertébrale de sa vie » s’effondre, son dos se bloque. Et il choisit de partir marcher sur les chemins de Compostelle « pour guérir ». De sa propre guérison à la rédemption de personnes en difficulté (mineurs délinquants, bénéficiaires du RSA...), il n’y après tout qu’un pas qu’Yves Godard a choisi de franchir avec la création des Chemins de l’aube, après un détour par l’association parisienne Seuil. Marcher pour aller mieux, la belle affaire ! L’une de ses premières expéditions dure trois mois, s’étire sur 1 800km, 7kg en moins à l’arrivée ! « Je peux dire avec du recul que j’ai eu une fin de carrière extraordinaire. » Son septennat de marches a accouché des livres Fistera km 0, Les gens qui marchent... Photographe à ses heures (é)perdues, le Poitevin a ramené de ses longues pérégrinations des centaines de clichés. Qu’il n’hésite pas à exposer ou à distiller ici et là dans des petits ouvrages « accordéon » « fabriqués à la main ». Ses photos sont à chaque fois accompagnées de textes poétiques au sens profond.
La force de l’écriture
L’Abbé Pierre du Poitou, comme on l’a un temps surnommé -« ça ne me plaisait pas »-, a une nouvelle fois puisé dans l’écriture la force de se relever après le décès de son petit-fils Antonin, dans un accident de voiture, en 2016. Ainsi est né Une si violente absence, journal d’un chagrin. Une catharsis, même si « la douleur est toujours là ». Mais parce que « chaque jour [il] tente d’arracher au brouillard des poignées de lumière », Yves Godard va de l’avant, se projette et regarde le passé avec une forme de lucidité exemplaire. « On est plus que les fonctions qu’on exerce. Et je suis persuadé aujourd’hui qu’il faut être capable de montrer aux gens victimes d’exclusion qu’on peut, qu’on doit vivre sans eux. Sinon, cela voudrait dire qu’il faut toujours des gens qui souffrent pour donner un sens à notre vie. » L’ancien chiffonnier ne transige pas avec ses valeurs. Ainsi a-t-il contribué à l’incarcération de Monsieur Paul, bras droit de l’abbé Pierre autrement connu comme « l’escroc qui aimait les pauvres », comme l’a raconté plus tard l’écrivain Gérard Leray. Dilemme moral de dénoncer celui qui l’a accueilli chez Emmaüs. « J’ai réussi à lui dire non quand il m’a demandé de le cacher au moment où il était recherché par Interpol. Je lui devais tout... » L’épisode ne figure pas dans L’Abbé Pierre - Une vie de combats. Mais d’autres épisodes lui seront forcément familiers. Compagnon un jour, compagnon toujours.
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