Cédric Cannone, livre de colère

Cédric Cannone. 45 ans. Sourd de naissance. Contraint à l’oralisme depuis l’enfance. A découvert tardivement son « identité de sourd ». A souffert de n’être ni entendu ni écouté. Vient de transformer sa colère en un livre autobiographique, Le Silence du girafon.

Claire Brugier

Le7.info

De temps à autre, les lèvres de Cédric Cannone dessinent un mot, fugace et silencieux, comme un stigmate. Trop longtemps, on l’a « forcé à oraliser », 
lui, le « petit sourd dans une famille d’entendants ». Le quadragénaire en a souffert, il en souffre encore. Le Silence du girafon, publié début juin, raconte sa douloureuse quête d’identité jusqu’à l’âge adulte, son sentiment d’invisibilité, son sourire comme un masque pour mieux cacher sa relation douloureuse au monde, à son frère et à ses parents, ouvriers en usine. « Il n’ont jamais su m’entendre, m’écouter, déplore le Poitevin, sourd de naissance. Dans les années 1980, les informations étaient totalement inexistantes. Ils ont suivi aveuglément les conseils de médecins qui disaient qu’il fallait m’apprendre à parler, m’appareiller. » Le faire entrer de force dans le monde des entendants. « L’oralité à tout prix. » L’oralité a tout pris… « Je n’ai acquis mon identité sourde que très tardivement, comme un puzzle dont on découvre les pièces et qu’on assemble au fur et à mesure. » Au-dessus de la table, les mains sont bavardes, l’interprète(*) ne les quitte pas des yeux. « J’ai tellement de choses à dire », confie Cédric.

Oraliser, coûte que coûte

Après la maternelle, le petit garçon est entré à l’institution de Larnay, à Biard. « Nous étions une classe entière de sourds mais nous devions quand même parler ! Nous avions des cours d’orthophonie, de musique… On nous attachait les mains dans le dos pour que nous ne puissions pas signer. » Oraliser, coûte que coûte, pour pouvoir intégrer en 6e une classe d’élèves entendants, au collège Renaudot, 
« sans interprète ». « J’avais accumulé du retard, j’avais 14 ans. En 3e, j’en avais 18, vous ne vous imaginez pas la honte… » La souffrance de ces jeunes années contraintes et forcées est indélébile. « Au lieu de me construire, les médecins et adultes entendants ont essayé de me réparer. » Le verbe est fort. Cédric en a nourri une colère dévorante, devenue le moteur de « [sa] quête identitaire ».

« Sans communication, on ne peut rien »

Son passage à l’Institution régionale de jeunes sourds a suscité de nouvelles désillusions. « Certes, je pouvais discuter avec mes copains sourds mais là aussi on me demandait de parler, c’était épuisant. Et puis à 21 ans, il a fallu que je dégage ! Je me suis senti comme un paria, mais j’étais très déterminé. »

Une formation à Paris avec l’association Serac lui a apporté « une vraie bouffée d’air ». Il était temps ! « Tous les profs s’exprimaient en langue des signes. J’ai été embauché en alternance en tant qu’employé libre-service, à Carrefour. » 
Pour la première fois, Cédric a eu le sentiment d’exister, grâce à Gilles, son patron. « Il a compris que la communication était un enjeu entre lui et moi. Il m’a offert ma première bonne expérience avec un entendant, il a cru en moi, m’a encouragé. » 
Alors Cédric a poursuivi ses études par un bac pro logistique au Porteau. « Et j’ai réussi, j’ai été diplômé ! » Malheureusement, ce laissez-passer vers le monde du travail était un leurre. « Je me suis retrouvé isolé au travail comme je l’avais été en famille et à l’école. Je n’avais aucune liberté, je ne pouvais pas évoluer. Sans communication, on ne peut rien. J’avais 23 ans et j’étais emmuré dans mon handicap. » A ce moment-là déjà il a songé à écrire, « mais tout se mélangeait dans ma tête. Je voulais que mes parents me regardent, qu’ils sachent combien je souffrais au quotidien. J’avais envie de balancer toute cette colère par écrit. » Le chemin a été long, chaotique. Cédric a endossé pendant quinze ans le costume de formateur en langue des signes pour entendants, puis enseigné dans une école spécialisée mais « les parents entendants réclamaient de l’oralisme… ».

Faire évoluer la loi

A partir de 2018, malmené par un divorce puis « doublement confiné », Cédric est « tombé au fond du bocal ». Accompagné par un psychologue, il s’est relevé et il a écrit. Enfin. Le Silence du girafon est à la fois « un livre thérapeutique » et « un cri d’alerte », pour tous les « petits sourds » d’aujourd’hui et de demain. Son frère l’a entendu et lui a « demandé pardon ». Cédric espère que ses trois enfants entendants, dont l’aînée est tout juste majeure, se saisiront de ses mots. « Ce n’est pas qu’une question de langue des signes, mais de communication. C’est elle qui fait l’humain. Je veux rajouter mon témoignage au combat de la Fédération nationale des sourds de France », 
explique l’ancien président de l’Association des sourds de Poitiers qui aspire à rencontrer le Président de la République, pour faire évoluer la loi.

Le deuxième tome, à paraître en 2024, est en cours d’écriture. Son auteur rêve déjà d’une adaptation cinématographique, « pas comme La Famille Bélier, mais plutôt comme Silenced. Je m’inquiète de l’intégration à tout prix des enfants sourds. » A 45 ans, Cédric est enfin parvenu à dompter sa colère. « J’en éprouve encore, mais celle-là, je peux vivre avec. »


(*)Cet entretien a été interprété par Cécile Chevallier.

Le Silence du girafon, Cédric Cannone, 258p., 29,99€.

À lire aussi ...