L'industrie, le cinéma et lui

Eric Lenoir. 58 ans. Industriel et cinéphile érudit. Dirigeant de Seri, entreprise châtelleraudaise spécialisée dans le mobilier urbain, et directeur des Cahiers du cinéma. Industriel par héritage, amateur d’arts par passion. Sa devise : ne pas subir.

Claire Brugier

Le7.info

« C’est l’histoire qui se répète. » Le ton n’est pas fataliste même si, comme son père avant lui, Eric Lenoir a d’abord « pensé jamais ». Jamais la société familiale. Jamais l’industrie. Jamais Seri. Mais le destin l’a rattrapé en novembre 2001, « à un moment où l’entreprise abordait un tournant », justifie-t-il. Une fois de plus, nécessité a fait loi. Le cadre de Tat Express (actuel FedEx France) a cédé aux sirènes de l’hérédité pour marcher dans les pas de Félix, de Jean, de Dominique Lenoir. Entre leurs mains, en un siècle, les fonderies de Châtellerault sont devenues Seri, spécialiste du mobilier urbain, un groupe de 230 salariés et 45M€ de chiffre d’affaires. Eric en a d’abord été le directeur commercial, puis le directeur général à partir de 2006 et, enfin, le président depuis 2020. « J’aurais voulu faire Sciences Po, confie l’intéressé. Mais ce n’était pas une option possible. Dans la famille, il fallait être ingénieur. Ou sinon faire une école de commerce… » Le jeune homme, né à Royan au hasard de vacances, s’est tourné vers l’Inseec à Bordeaux puis vers Sciences com à Nantes, « une école de liberté, avec une énergie entrepreneuriale folle ! », se souvient-il. Quant au service militaire, il l’a fait chez les chasseurs alpins. « Vous allez découvrir que vos limites sont sans cesse repoussables », leur répétait le lieutenant. A 58 ans, le dirigeant n’a pas oublié et il a même fini par faire sienne la devise du bataillon : ne pas subir.

Stagiaire de Luc Besson

« Avant, j’étais un étudiant un peu inerte, confie-t-il avec sérieux. Je passais mes journées au lit à lire et à fumer. J’allais aussi beaucoup au cinéma, il m’arrivait de voir cinq films par jour. » 
Son curriculum vitae ne porte pas trace de ces années durant lesquelles il était « une sorte de potentiel endormi ». Ses souvenirs de jeunesse témoignent au contraire d’une énergie certaine -le GR20 marché avec des copains à seulement 14 ans, le brevet de sauveteur en mer…- et son esprit regorge de citations, de réflexions, de poèmes entiers que l’on n’apprivoise qu’au fil du temps. Le Bateau ivre de Rimbaud, la Chanson du mal-aimé d’Apollinaire... Et puis il y a tous ces extraits de films que sa mémoire rembobine à l’envi. 

Eric a 20 ans lorsqu’il se retrouve stagiaire régie sur le tournage de Subway, de Luc Besson. Inoubliable. « J’ai longtemps gardé son portable, je ne l’ai jamais rappelé… ». Le cinéma était « un monde inaccessible ». Le jeune passionné n’a pas osé pousser la porte de l’Institut des hautes études cinématographiques (aujourd’hui Fémis). « Je me suis empêché tout seul », convient-il. Ou alors l’heure n’avait-elle pas encore sonné…

L’entrepreneur en devenir a donc remisé le 7e art, déjà « vital », dans son temps libre, à mille lieues de ses responsabilités professionnelles croissantes et de ses activités extra-professionnelles de conseiller prud’hommal, de membre de la Chambre de commerce et d’industrie ou encore d’administrateur de Futurallia. Le cinéma et plus globalement les arts sont longtemps restés cet univers parallèle dans lequel il plonge pour s’extraire du bruit du monde et de l’actualité, pour apaiser ses révoltes. « J’ai longtemps été impatient mais j’apprends à être patient. On viole le monde et les gens lorsqu’on est impatient », confie celui qui se décrit volontiers comme « impétueux », à l’image de Napoléon, la figure totémique de ses racines maternelles corses.

Au chevet du cinéma

Ne pas subir, certes, mais que faire face à ses blessures intimes ? Après avoir traversé « une période très difficile » il y a quelques années, le papa de trois grandes filles a découvert la méditation. « C’est de l’observation, ni subjective, ni objective, explique-t-il à l’encontre des idées reçues. Elle ne sert à rien ! Comme écrivait Freud, la guérison vient par surcroît. La méditation crée juste un rapport différent aux choses. » Lui qui voulait simplement « apprendre à aimer » y a pris goût, au point de vouloir installer prochainement une Ecole de méditation et d’initiation à l’art moderne à Jaunay-Marigny. L’entrepreneur, mécène de l’Orchestre des Champs-Elysées, a aussi créé un fonds de dotation de prêt d’instruments de musique. « C’est formidable d’avoir les moyens de faire ça ! s’exclame-t-il. L’art coûte cher. Je n’aime pas le luxe, j’aime gagner ma vie, les bons restos, les voyages… » Et le cinéma, celui de Truffaut en particulier.

Le 27 novembre prochain, à l’occasion des 100 ans du cinéma de Chinon, entre deux projections, Eric Lenoir parlera « permanence du cinéma », à mots choisis, avec l’érudition de celui qui a lu « intimement » tous les Cahiers du cinéma, du numéro 360 à aujourd’hui, mais aussi à rebours jusqu’au premier. La crise sans précédent qui a touché la revue en 2019 ne pouvait le laisser indifférent. « La rédaction était en feu, l’imprimeur ne voulait plus imprimer. » L’industriel en a pris la direction. Le défi était de taille mais « je suis un chevalier », plaisante-t-il. Puis, plus grave : « On ne peut pas avoir peur de la peur tout le temps. » Dans une vitrine de son bureau châtelleraudais, sur une photo en noir et blanc posée là, sans cadre, comme un souvenir de famille que l’on aurait imprimé à la va-vite, on imagine volontiers Eric Rohmer jouant au piano la bande-son de cette vie entre deux mondes.

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