Marie-Christiane Morange. 71 ans. Anonyme parmi les anonymes. Une vie ponctuée de malchance et d’épisodes douloureux, que cette pupille de l'Etat a surmontés dans le silence et l’indifférence. Aujourd’hui mère de cinq enfants et grand-mère de seize petits-enfants, elle savoure enfin son bonheur.
Rendez-vous est pris au 37, rue Puvis de Chavannes, dans un petit quartier résidentiel jouxtant les Trois-Cités. Marie-Christiane Morange vit au 36. « Je préfère vous rencontrer chez ma voisine, je ne suis pas sûre que mon mari soit d’accord pour que je témoigne », prévient-elle d’entrée, avec un sourire quelque peu gêné. La septuagénaire s’installe au côté de Mme Hodel, devenue l’une de ses plus proches amies. C’est d’ailleurs cette dernière qui a sollicité la rédaction. « ll y a quelques mois, nous avons entrepris la rédaction des mémoires de Marie-Christiane, explique-t-elle. Ce livre n’a pas vocation à être publié, simplement à conter son histoire à ses proches, ses enfants, ses petits-enfants. » Le regard empreint d’émotion, l’intéressée tourne la première page.
Chapitre 1. Marie-Christiane Morange est née le 27 décembre 1945, à Villeneuve, non loin de Chauvigny. Dixième enfant d’une fratrie de douze, elle passe ses premières années dans le foyer familial, élevée par une mère alcoolique et un père absent. À l’âge de 4 ans, la gamine est séparée de ses parents et conduite au centre social de la rue Pasteur, à Poitiers, avant un court séjour en famille d’accueil à Rouillé, puis deux années à l’orphelinat de Villaine, dans les Deux-Sèvres. « Ces deux années ont été les plus belles de ma jeunesse, confie-t-elle. Je me souviens que l’on m’appelait cocotte en or, que l’on me dorlotait. J’étais heureuse. » Heureuse malgré l’absence de sa mère et celle de la plupart de ses frères et sœurs. En dépit d’une enfance douloureuse, Marie-Christiane Morange a trouvé le bonheur dans les choses simples. Jusqu’à ce que sa vie ne bascule dans le désespoir.
« Dans la crasse, à crever de faim »
Dans le salon de Mme Hodel, Marie-Christiane Morange peine à contenir son émotion. Au fil des chapitres, sa voix chevrote. Les larmes prennent le relais. Ces larmes, la Poitevine a pourtant dû les contenir de longues années durant, lorsqu’elle vivait chez sa nourrice. « On est venu me chercher à l’orphelinat pour me conduire chez elle quand j’avais 10 ans. Quand je suis arrivée, elle m’a lancé : « T’arrêtes de chialer, tu m’appelleras tata et comme je n’aime pas ton prénom, je t’appellerai Christine. » J’ai vécu l’horreur. C’était une marâtre atroce. » Jusqu’à ce qu’elle décroche son certificat d’études, l’adolescente a grandi « dans la crasse, à crever de faim », sans pouvoir alerter les assistantes sociales de crainte d’être violentée. À 14 ans, alors qu’elle vient d’arriver à la Brunetterie, à Saint-Julien-l’Ars, pour apprendre le métier de couturière, la pupille de l'Etat apprend le décès de sa mère dans la rubrique nécrologie de La Nouvelle République. « Ce fut un choc terrible ». Elle ne l’avait jamais revue depuis leur séparation.
Les années qui suivirent furent « moins malheureuses ». « J’ai revu mon frère Jean-Pierre, ma sœur Arlette, et lorsque j’ai eu 18 ans, ma sœur Jeanine est venue me dire qu’elle pouvait me présenter un homme. » Marie-Christiane Morange s’est mariée à 20 ans. « Je n’ai connu qu’un seul homme dans ma vie, mon mari », confie-t-elle. Avec lui, elle a eu cinq enfants. Dont trois souffrent de la maladie Charcot-Marie-Tooth depuis leur enfance. « Je me souviens du jour où nous sommes partis en ambulance à Paris. Ce fut une épreuve terrible. Je les ai soignés de mon mieux. » Longtemps femme au foyer, Marie-Christiane Morange a commencé à travailler lorsque ses enfants sont entrés en apprentissage. « J’ai fait des ménages pendant vingt ans, pour une dizaine d’employeurs. J’avais la satisfaction de gagner ma vie et de pouvoir faire des cadeaux à mes proches. »
Sans jamais se plaindre
Au 37 de la rue Puvis de Chavannes, les larmes ont cessé de couler. Marie-Christiane Morange veut que le dernier chapitre soit celui de l’épanouissement. Aujourd’hui à la retraite, elle consacre son temps au jardinage, à la broderie et aux animaux. « Je suis partie cinq fois en voyage aussi depuis 2007 », sourit-elle, avec une certaine fierté. Celle d’avoir surmonté les épreuves une à une, sans jamais se plaindre. Celle d’avoir « tout fait pour que (ses) enfants n’aient pas à subir ce (qu’elle a) vécu », mais aussi celle de « regarder toujours devant ». Dans un sourire radieux, la septuagénaire défie quiconque de pouvoir la rendre malheureuse. « Vous savez, j’ai eu trois opérations médicales et je dois en subir une autre, ça ne me fait pas peur. »
Malgré son optimisme à toute épreuve, elle avoue en « vouloir un peu à la société d’avoir fermé les yeux » sur ce qu’enduraient les pupilles de l'Etat au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. « Maintenant, les enfants parlent, dieu merci. » Marie-Christine Morange a longtemps vécu dans l’anonymat le plus total. Ses enfants n’étaient d’ailleurs pas tous au courant de son passé. La Poitevine a profité des fêtes de fin d’année pour raconter son histoire à ses cinq enfants et seize petits-enfants, venus passer Noël à Poitiers. La cocotte en or avait mis au pied du sapin un exemplaire de son livre pour chacun.