La statue du commandeur

Jacques Grandon. 89 ans. Plus vieil avocat de France encore en exercice. Figure tutélaire de la vie politique poitevine pendant quarante ans. Se définit comme « une sorte de curiosité ». D’une lucidité étonnante, l’ancien bâtonnier force le respect.

Arnault Varanne

Le7.info

Depuis soixante-huit ans, il exerce « honnêtement un métier malhonnête ». La citation ne figure pas dans son (immense) recueil de bons mots, il l’a juste empruntée à l’un de ses aînés aujourd’hui disparu. Jacques Grandon s’en délecte, comme il se plaît à rappeler combien son « sacerdoce » le maintient en vie. « Une vraie drogue », à en croire son confrère, Me Henri Leclerc, avec lequel il correspond. Qui ajoute : « Certes nous avons fait quelques détours, vous par la politique, moi par le monde associatif, mais  nous avons toujours gardé notre dose de drogue et nous n’avons jamais fait d’overdose. Nous n’avons aucune envie d’être désintoxiqués. »

L’ancien lieutenant fidèle de René Monory –pendant quarante-trois ans- plaide encore quelques affaires dans le Palais de justice voisin de son appartement. A Bordeaux et Angoulême aussi d’ailleurs. Sans excès, pour ne « pas faire de concurrence à (s)es plus jeunes confrères ». Au barreau de Poitiers, dont il fut le bâtonnier, il jouit évidemment d’un respect incommensurable. Un mélange d’admiration et de bienveillance. La même bienveillance qu’il s’évertue à prodiguer à ses clients, y compris les plus ténébreux. Car ce spécialiste de droit pénal a très souvent défendu les pires accusés. A son actif, plus d’un millier de procès d’assises et des plaidoiries mémorables. « J’aime ce métier parce que j’aime les hommes. C’est aussi simple que cela. »

« Une relation si forte »

D’une certaine manière, le plus vieil avocat de France en exercice n’a jamais renoncé à sa boulimie d’activités. A fortiori depuis la disparition de son épouse, à l’été 2013. « J’ai connu « Crickette » (Christiane, Ndlr) le jour de ses 17 ans et nous avons vécu une relation si forte… », se remémore ce fils de boucher de Saint-Benoît. Elle comptait plus que tout, même s’il lui « a sans cesse échappé » pendant soixante ans, occupé à plaider, à siéger au Département et au Sénat… « Je crois que les miens ont payé le prix fort de mes engagements » Son « clan » fait pourtant bloc autour du patriarche. Avec ses petits-enfants, Jacques Grandon communique par… Facebook. Avec « les gens de sa génération », les SMS servent de relais quotidiens.

Du haut de ses quatre-vingt-neuf « piges », le centriste dans l’âme est d’une modernité rare. Il s’adapte à cette société en mutation. A chaque fois, ses visiteurs ont droit à une démonstration de son logiciel de dictée vocal. Grâce à « Dragon », l’illustre pénaliste ne crache pas du feu, mais rédige de sa voix chancelante ses courriers, mails et livres. Du reste, après s’être épanché sur sa vie politique (« La Vienne de Monory »), sa carrière (« Les Grandes affaires criminelles de Poitiers », « Avocat, une passion, « Journal d’un avocat ») et le territoire (« Saint-Benoît au passé simple », «Poitiers côté cœur»), le voilà embarqué dans sa biographie. « J’ai dû rédiger une trentaine de pages, pas plus. Je ne me fixe pas de date de sortie », abonde-t-il l’œil gourmand.

Pas gâteux, nougateux

Il y sera sans doute question de ses origines modestes. De cette prime vocation pour la médecine jamais assouvie. De cette « chance » qui ne l’a « jamais quitté ». Et peut-être aussi du procès de Tayoun le gitan, en 1966. Le conseil avait plaidé quatre heures durant, en faveur des parties civiles. Et l’assassin de la tenancière du Café des Sports du Pont-Neuf avait été condamné à perpétuité. Grandon le Stakhanoviste peut compter sur sa mémoire éléphantesque pour se raconter. Des noms de magistrats aux dates essentielles, il se souvient de tout ou presque. « On dit que la mémoire est l’intelligence des ânes ! De ce côté, ça turbine encore. Moins qu’avant bien sûr. » Très loin d’être gâteux, l’ancien sénateur éphémère (1986-1988) donne plutôt dans le nougat. Tous les mois, il en commande des kilos chez Chabert et Guillot, une vénérable institution de Montélimar, qu’il distille au gré de ses amitiés. En toute simplicité.

Combien de temps encore sa silhouette reconnaissable entre mille arpentera-t-elle la salle des Pas perdus ? Il garde le mystère, tout en reconnaissant que l’ouverture de la cité judiciaire, à l’horizon 2018, sonnera peut-être le glas de son « sacerdoce ». «Je ne quitterai pas le Palais, c’est lui qui me quittera.» Parole d’honnête homme. 

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