Aiman Azzizieh. 54 ans. Commerçant. Né d’un père syrien et d’une mère palestinienne. Elevé en Jordanie. A « grandi » à Poitiers au cours des vingt dernières années. Signe particulier : un instinct de vie qui force le respect.
Ses yeux verts translucides perceraient n’importe quel mystère. Mais lui garde une part insondable, qu’on tiendra pour son jardin secret. Il vous donne du « Monsieur » une phrase sur deux, saute d’un sujet à l’autre comme si le fil de sa pensée s’égarait en permanence. Aiman Azzizieh est ce qu’on appelle un personnage.
A cinquante piges passées, cette figure commerçante de Saint-Eloi depuis dix ans -il vend meubles, bibelots, accessoires de cuisine…- ne laisse personne indifférent. Maintenant, la liste de ses tourments du moment semble l’atteindre au plus profond. Entre impayés et incivilités, son coeur de roc se fissure… « J’en suis rendu à faire du porte à porte pour convaincre les clients de revenir au magasin. C’est dur. Je souffre en silence. »
Par pudeur, on ne s’épanchera pas davantage sur ses difficultés conjoncturelles. D’autant plus que le Jordanien, deuxième d’une fratrie de huit enfants, réfléchit à un « plan B ». Et puis, sa vie est un tel « roman » que ce serait réducteur de s’arrêter à cette souffrance passagère. Il en a vu d’autres ! La perte de son père malade, en 2007, fut une épreuve autrement plus douloureuse. Comme d’ailleurs le fait que son épouse et lui-même ne soient pas encore parents. « Malgré quatre tentatives de fécondation in vitro, ça a échoué. C’est comme ça ! », dit-il avec un brin de fatalité dans la voix. Le voilà donc plongé dans ses affaires, lui qui avait pourtant rechigné à finir son cursus en commerce à l’université de Beyrouth. « Ce sont mes parents qui m’ont poussé à y aller. Moi, j’aurais voulu être médecin. »
« Quelque chose me retient ici »
Après son périple libanais, le natif d’Amman a donc officié comme steward à l’aéroport local. Le temps de sympathiser avec un pilote de ligne français et de « profiter de quatorze jours de congés » pour s’offrir un billet vers Paris. Il y restera trois mois. Puis reviendra « au pays », avant de filer à nouveau vers la capitale française. Dans l’Hexagone, il a exercé mille métiers. Plongeur à l’école d’infirmières de Neuilly-Plaisance, employé Au petit coin au bord de l’eau, à Poitiers, coiffeur à ses heures « perdues »… « J’ai même réussi le concours d’infirmiers à Neuilly- Plaisance, mais je ne suis pas allé au bout de la formation. »
Il y a chez lui une forme d’instabilité qui contraste singulièrement avec sa droiture supposée. Son respect des règles. Sa capacité à « beaucoup travailler ». Parfois, ce fils de chaussurier (réparateur de chaussures, ndlr) et de coiffeuse envisage son avenir en Jordanie, près des siens, notamment sa mère de 80 ans qu’il n’a pas vue depuis longtemps. Mais « quelque chose le retient ici ».
« Trop gentil et naïf »
« Le peu de richesse que je possède, c’est ma famille. Mes soeurs et mon frère, qui éprouvent des difficultés là-bas. Je mérite mieux que ce que je vis actuellement. Maintenant, j’ai de la fierté et je vais tenir debout, même si ma joie de vivre s’est éteinte. » Dans les gènes d’Aiman, le mot « combat » doit être inscrit en lettres capitales. Plusieurs de ses proches ont péri dans des attentats. Il mime le geste du baril qui explose au passage d’un convoi. Le conflit en Syrie, il y est forcément très attentif, ne serait-ce que parce que beaucoup de réfugiés ont posé leurs valises dans la Jordanie voisine. Celle-là même qui avait failli refuser la nationalité à son père, pourtant enrôlé sous le drapeau pendant son service militaire.
La reconnaissance. Voilà sans doute ce qu’attend Aiman de ses contemporains. C’est peu et tellement à la fois. « Trop gentil et naïf », le gérant d’Aiman Meubles aspire à retrouver (un peu de) sérénité et foi en l’avenir. Car derrière ses yeux verts translucides, le vague à l’âme confine à la détresse. Il n’en fait presque pas mystère.